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« Tu vas me donner l’amulette, salope, dit l’homme à la queue-de-cheval assis à califourchon sur elle, la main sur sa bouche. Mais on va gagner du temps et s’économiser des emmerdes : je vais t’arracher un œil tout de suite. Comme ça tu me croiras quand je te dirai ce qu’il faut que tu fasses pour sauver l’autre. »
La lumière tamisée se refléta sur la pointe d’acier qui s’approchait de son œil. Elle lui agrippa le poignet à deux mains et baissa la tête, sentit une piqûre sur son front, le sang couler. Il l’avait entaillée, mais il n’avait pas atteint son œil. Pas encore. Le couteau un instant éloigné revenait vers son visage, et le type était d’une force monstrueuse. Elle avait beau le repousser avec l’énergie du désespoir, la pointe du couteau se rapprochait, se rapprochait. Elle essaya de donner un coup de genou dans le bas-ventre du type, mais elle n’avait aucune marge de manœuvre. Elle ne pouvait pas respirer, pas bouger, et elle sentait ses forces l’abandonner, tous ses muscles se changer en marshmallow, et la pointe du couteau était tellement près… Elle ferma les yeux très fort, sentit une piqûre sur sa paupière. Un liquide humide et chaud lui éclaboussa le visage. Il enleva la main de sa bouche et elle se mit à hurler, hurler…
Elle n’y voyait rien. Bon Dieu, qu’avait-il fait ? Etait-elle devenue aveugle ? Pourquoi n’y voyait-elle plus ?
Tout à coup, le poids qui pesait sur elle s’allégea et elle cessa de hurler pour avaler de grandes goulées d’air, hoqueter, respirer à nouveau. Elle sentit quelque chose de doux lui essuyer les yeux, et elle vit le visage de Ry. Elle le voyait.
« Là, là, ça va, dit-il. Ça va aller.
— Il voulait… »
Elle frissonna, ferma les yeux et les rouvrit aussitôt. Elle n’aimait pas que le monde soit tout noir.
Son front la brûlait. Elle y porta sa main, regarda ses doigts et vit du sang.
« Ce n’est pas le vôtre, dit Ry. Enfin, pas tout. Je dirais que la situation nous a un peu trop échappée, là. »
Sa voix lui parut ferme, neutre, pourtant, quand il se rapprocha d’elle, elle lui trouva les yeux noirs de violence et d’autre chose qu’elle n’arrivait pas à déchiffrer. Il avait les lèvres très pâles.
Elle craignait, si elle laissait sortir tout ce qu’elle avait envie de dire, de sombrer dans un sentimentalisme gênant, alors elle plaisanta :
« Hé, O’Malley, ne vous faites pas d’idées. J’avais la situation parfaitement sous contrôle. Vous n’avez pas vu ? »
Il éclata de rire.
« Hein ? Ce que j’ai entendu, Dmitroff, c’est que vous poussiez des hurlements de fille.
— Eh bien, qui s’excuse s’accuse, donc je ne m’abaisserai pas à répondre. »
Elle se redressa sur l’ottomane en gloussant nerveusement. Elle se sentait à bout de forces, à bout de nerfs, et en même temps elle avait l’impression d’avoir explosé en un million de morceaux après cette énorme montée d’adrénaline.
Elle essaya de se relever et son pied heurta quelque chose d’épais et de lourd. Elle baissa les yeux et vit l’homme à la queue-de-cheval étalé par terre, sur le dos. La moitié de sa tête avait disparu.
Elle regarda le cadavre, l’énorme et affreux couteau qu’il tenait encore dans sa main crispée. Il ressemblait beaucoup à celui qu’il avait laissé dans la poitrine de sa grand-mère. Un couteau sibérien. C’était l’assassin de sa grand-mère et il était mort. Bien fait, se dit-elle. Bien fait ! Elle se réjouissait qu’il soit mort. Il n’avait que ce qu’il méritait.
Elle récupéra le couteau. Il était lourd, la pointe avait l’air meurtrière, et elle allait le garder. Gare au prochain connard qui surgirait du noir pour lui sauter dessus !
Elle leva les yeux du couteau qu’elle tenait à la main et regarda Ry. Il tenait un oreiller trempé de sang dans une main, son Walther dans l’autre. C’est alors qu’elle remarqua le silencieux, au bout du semi-automatique ; voilà donc pourquoi le type à la queue-de-cheval avait basculé, mort, sur elle, sans qu’elle entende le coup de feu.
Quand même, c’était bizarre… Ry avait raison, elle avait crié à pleins poumons. Alors où était tout le monde ?
« Je croyais que vous m’aviez abandonnée, dit-elle. Quand je suis sortie du cabinet de toilette, j’ai vu que mes affaires avaient disparu et que vous étiez parti. Et puis j’ai trouvé le mot que vous aviez griffonné sur cette serviette en papier, alors vous êtes pardonné. Enfin, plus ou moins. Je veux dire, “Suis allé voir quelqu’un à propos de quelque chose” ? Merci, O’Malley, pour ce luxe de détails rassurants.
— J’avais des gens à appeler, pour voir si on pouvait m’indiquer un expert en icônes russes. Et puis j’en ai profité pour dénicher un gars susceptible de nous faire des faux passeports, parce que nous ne pouvons pas rester éternellement terrés ici. Ça m’a pris finalement plus de temps que je ne pensais. J’ai emporté vos affaires parce qu’il ne me paraissait pas futé de laisser ça sans surveillance pendant que vous étiez dans la salle de bains.
— Non, ce n’était pas très futé. »
Elle posa le couteau sur ses cuisses et se prit la tête à deux mains, se sentant soudain épuisée : elle avait l’impression d’avoir complètement perdu pied. Les district attorneys ambitieux, les juges pointilleux, les papas irresponsables, les maris violents, les agresseurs sexuels – tous ceux-là, elle pouvait les gérer. Mais ça, non.
Elle se passa les mains dans les cheveux et sentit quelque chose de collant. Qu’est-ce que… ? Elle croyait avoir réussi à enlever tout le glaçage de la pièce montée, et puis elle comprit que c’était le sang du type à la queue-de-cheval, et peut-être aussi un peu de sa cervelle, et elle frémit.
« Il voulait que je lui donne l’amulette, mais il allait me torturer d’abord, rien que pour le plaisir. »
Elle regarda le visage de Ry, plongea ses yeux dans les siens. Il avait l’air dur et grave, mais la tendresse affleurait aussi, et elle n’était pas sûre de savoir ce qu’elle devait faire de tout ça.
« Vous veillez vraiment sur mes arrières, Ry. J’aurais dû vous remercier plus tôt. »
Il écarta les cheveux collés sur son front par le sang du type à la queue-de-cheval.
« Après avoir subi tout ce qui vous est arrivé, la plupart des gens se seraient depuis longtemps roulés en boule dans un coin, alors n’exigez pas trop de vous-même. Et dans le monde d’où je viens, quand quelqu’un vous dit qu’il surveille vos arrières, ça veut aussi dire qu’il compte sur vous pour surveiller les siens. »
Zoé sentit des larmes lui brûler les yeux et elle détourna le regard, gênée. En même temps, elle débordait de sentiments confus qu’elle avait du mal à nommer. De la fierté, sans doute, et quelque chose qui ressemblait étrangement à une confiance profonde, durable, dans l’homme debout devant elle, mais aussi une certaine assurance.
« Vraiment ? demanda-t-elle. Vous comptez vraiment sur moi pour surveiller vos arrières ?
— Complètement. »
Elle se racla la gorge.
« Bon, eh bien… C’est bien. »
Elle toucha le corps du bout de l’orteil.
« L’ennui, c’est que maintenant on va avoir du mal à découvrir s’il travaillait pour le fils de Popov ou non.
— Ce que je me demande, c’est pourquoi, alors qu’il y a tant de bars dans le monde, il a fallu que ce type vienne précisément nous chercher ici.
— Comment crois-tu qu’il soit arrivé là, Rylushka ? »
Mme Blotski était debout sur le seuil de la pièce.
Un pistolet à la main.